Revue Rose-Croix – Été 2025
 Sommaire

  • La véritable maîtrise de la vie, par C. Vega Parucker
  • Le mysticisme médiéval chez les béguines, par A. Marbeuf
  • Le symbole du livre, par Alcandre
  • L’émerveillement, porte du monde imaginal, par P. Milsonneau
  • D’Aurobindo à Sri Aurobindo, par J. Chourry
  • Document d’archives de l’A.M.O.R.C. : Gravures alchimiques du Mutus Liber – Bibliotheca Chemica Curiosa (1702)

Article sélectionné dans ce numéro : N° 294 : Été 2025

Le symbole du livre

par Alcandre

Le livre est un symbole inspirant. Il est tout d’abord le dépôt d’un ensemble d’informations, mais bien qu’il contienne l’intégralité d’une histoire, d’un conte, d’un mythe, ou de tout autre chose, nous ne pouvons prendre connaissance de ce dont il est le dépositaire qu’à la condition expresse que nous l’interrogions ! Et encore, il ne se « livrera » que très progressivement, c’est-à-dire en respectant l’inexorable trame du temps, au fur et à mesure des pages, des phrases, des mots, et même des lettres. Ainsi, en tant que création de l’homme, le livre est le reflet de notre capacité limitée à ne pouvoir prendre connaissance des choses que progressivement.

On pourrait alors se demander ce que l’homme aurait inventé à la place des livres pour transmettre son savoir. Les merveilleuses cathédrales de l’Occident chrétien ne détiennent-elles pas aussi une fabuleuse connaissance pour ceux qui savent les déchiffrer ? La grande pyramide d’Égypte n’est-elle pas un livre extraordinaire pour ceux qui connaissent le langage – autrefois réservé aux initiés – des nombres, de la géométrie, de l’astronomie et de la géographie ?

Le livre ne nous parle donc que si nous l’interrogeons. Sinon, par lui-même, il ne dira rien. Et pour cause, il n’est pas conscient de ce qu’il contient ! Il est un dépôt inconscient, qui s’ignore, et qui ne se connaît pas. En fait, on pourrait dire qu’à la différence de l’homme, le livre est une création qui ne sait pas savoir. Cela découle du fait que l’homme n’est pas Dieu et que ses créations sont donc nécessairement limitées, pour ne pas dire « bornées ».

Le livre est donc potentiellement instructif, mais à la condition qu’il existe un désir de notre part. Nous devons faire cette partie du chemin, conduits par notre curiosité. « Frappez et on vous ouvrira », disait le maître Jésus. La curiosité est un premier pas.

Et seul un homme désireux est susceptible de faire en sorte que cette connaissance puisse être connue, en l’assimilant et en l’intégrant volontairement en lui. Autrement dit, grâce à l’homme, la conscience est devenue connaissante et la connaissance consciente. Ceci est d’ailleurs confirmé par Socrate lorsqu’il dit (en exagérant un peu) qu’il ne sait rien, mais qu’au moins il sait cela.

La Tradition parle aussi du Livre de la Nature ou encore du Livre de l’Homme. Ces derniers auraient-ils les mêmes caractéristiques que celles que nous avons observées plus haut ? Les créations divines que sont la Nature ou « mésencosme », et l’Être humain ou « microcosme », pourraient-ils également nous apprendre ce que nous désirerions savoir, bien qu’ils ne soient pas, a priori, animés de la volonté de nous enseigner ? Autrement dit, peuvent-ils, comme les livres, les cathédrales et les pyramides, nous dire involontairement quelque chose ?

Pour répondre à cette question, on pourrait avancer que tout ce qui existe, toute création, est virtuellement le dépôt d’une connaissance, car la manifestation de quelque chose est nécessairement le résultat des lois de la Création. Le fruit indique l’arbre et promet autant de révélations potentielles pour un homme suffisamment curieux et animé du désir d’apprendre. « Nous pouvons dire que Dieu travaille dans la Nature et parle par elle, car elle est Son grand livre », écrit François Jollivet-Castelot, célèbre rosicrucien et alchimiste du XIXe siècle. L’apprentissage est le deuxième pas et donne accès à l’autonomie.

Pour autant, et bien que des lois œuvrent dans toute la Création, et qu’elle témoigne donc implicitement de ces lois, celle-ci n’est pas, tout comme le livre, consciente de ces lois. La Création ne connaît pas le Verbe, bien qu’elle soit « pleine » de lui. Le Verbe, tout comme l’Intelligence divine qui a d’abord pensé le Tout, est largement inconnu de ce Tout.

L’homme, en général, qui possède pourtant le plus haut niveau de conscience de soi, n’ignore-t-il pas lui-même d’où il vient, où il va, et pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien? Et il semble bien qu’il soit la seule créature terrestre à pouvoir se le demander. C’est là, selon certains auteurs, le vrai miracle de la Nature: créer un être qui soit capable de se demander pourquoi il existe, comment et pour quoi faire. « Ce qui est admirable, ce n’est pas l’immensité des étoiles, c’est que l’homme l’ait mesuré », écrivit Anatole France.

Au commencement de la voie, tout intérieure, qui doit le conduire à un « éveil » complet, la voie de sa régénération et de son illumination, l’homme incarne cette nature qui ignore tout ce qu’elle contient en tant que témoin aveugle des lois cosmiques. D’un point de vue mystique, son existence ne se justifie pourtant que pour cette finalité : être l’agent par lequel la connaissance des lois qui gouvernent la création soit conscientisée, c’est-à-dire reflétée dans l’esprit de la créature la plus évoluée qui soit : l’homme !

Mais la connaissance des choses doit avant tout nous émerveiller, doit être saisie avec le cœur, car suivre la voie qui conduit à Dieu, c’est admirer les merveilles de la Création, pour finalement les adorer et, à travers elles, son unique Créateur. La connaissance de l’essentiel ne passe-t-elle pas par le cœur, comme le révèle le Petit Prince de Saint-Exupéry ? Ou encore comme le dit George Sand : « C’est la tête qui cherche et c’est le cœur qui trouve ». Le sentiment d’émerveillement, tout comme le sentiment d’harmonie, témoignent du juste regard du cœur.

C’est donc l’intelligence du cœur et non l’intellect qui révèle à l’homme la véritable Connaissance, dont celle du Démiurge, le dieu créateur des platoniciens, qui a tout ordonné selon Ses lois immuables et parfaites, signes de Sa perfection. La découverte progressive, au fur et à mesure de notre régénération, de la Sagesse, de la Force du Grand Architecte de l’Univers n’est en effet rendue possible qu’en vertu de l’intuition, faculté de notre âme. La compréhension est une connaissance intuitive. Et c’est le troisième pas, celui qui ouvre la voie à l’indépendance.

Ici se trouve aussi un écueil important, car pour être réceptif à ce qu’il convient d’appeler « une révélation », il faut savoir se rendre disponible, c’est-à-dire faire preuve d’humilité. Car le risque est grand de vouloir, sous l’emprise de l’ego, projeter nos croyances qui travestissent les vérités prêtes à être révélées. On l’observe bien à travers ce qu’il convient d’appeler « le scientisme », qui, à trop vouloir forcer les portes des Mystères, ne fait que s’enténébrer davantage sous de fausses interprétations.

Mais revenons au livre. Si le livre n’a évidemment pas la volonté, ni de nous « parler », ni de nous éveiller, il y a pourtant une volonté derrière, ou plus exactement avant le livre. Et c’est cette volonté qui veut qu’il nous soit « dit » par lui. Cette volonté est évidemment celle de l’auteur. Le livre témoigne donc essentiellement de celle-ci.

Grâce au livre se crée alors une chaîne de transmission. Celui-ci permet en effet de diffuser une pensée et un savoir connus à l’origine du seul auteur. C’est aussi ce que l’on pourrait appeler une tradition. Notons en passant que communiquer, c’est d’abord mettre en commun, donc partager.

Le journaliste et grand spiritualiste que fut Arnaud Desjardins s’est beaucoup intéressé aux mouvements religieux à travers le monde. Il avait ainsi l’habitude d’interroger les affirmations des uns et des autres à travers cette formule sibylline: « D’où est-ce qu’on parle ? ». Il voulait peut-être dire par là qu’il est toujours préférable de chercher à identifier la source de notre inspiration. Qu’est-ce qui nous motive et nous anime ? Quel désir nous habite ?

L’autrice américaine Elisabeth Gilbert raconte dans un livre une autre histoire énigmatique. Elle dit avoir longtemps médité le thème d’un livre qu’elle souhaitait écrire, avant de décider finalement d’y renoncer. Et elle confie avoir été extrêmement surprise lorsque, quelque temps après, elle est tombée par hasard sur le livre qu’elle avait voulu écrire. Celui-ci avait finalement été rédigé par quelqu’un d’autre. Elle reste depuis persuadée que les idées lui avaient été inspirées, et qu’ayant renoncé à y travailler, « on » avait confié la tâche à quelqu’un d’autre.

Contrairement aux ténèbres dont parle le prologue de l’Évangile de Jean, la conscience de l’homme peut être en mesure de « saisir » la Lumière, même si, comme c’est le cas avec le livre, nous avons besoin de temps pour en prendre pleinement conscience et l’assimiler. Telle l’échelle de Jacob, nous pouvons maintenant distinguer cinq étapes successives, à l’image de l’étoile à cinq branches qui symbolise traditionnellement l’homme. Au terme de ces cinq degrés, d’image de Dieu, l’homme se sera graduellement élevé à Sa ressemblance. C’est ainsi que la cabaliste Annick de Souzenelle considère que c’est par précipitation que les traducteurs de la Genèse ont retranscrit dans la Bible : « Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance ». Car en hébreu, ce seraient deux termes différents qui seraient utilisés. Selon elle, nous devrions lire : « Dieu dit : créons l’homme à notre image et faisons-le à notre ressemblance ». Il faudrait alors comprendre que l’homme a été créé par Dieu seul. Quant au projet, ou plus exactement au Dessein cosmique de la ressemblance, Dieu aurait voulu que l’homme y soit associé, d’où l’utilisation du verbe « faire », (« ’asah » en Hébreu) et non « créer ». Elle distingue donc ainsi deux opérations successives, la première qu’elle qualifie de divine, où seul Dieu opère, de la seconde, qu’elle qualifie de divino-humaine, et qui implique une participation ou collaboration de l’homme.

Louis-Claude de Saint-Martin pensait qu’on ne devait lire les livres que pour trouver la confirmation de ce qu’on avait préalablement découvert par soi-même, au plus profond de soi ; d’où son étrange expression de « manger du Verbe ». Il écrivit aussi que le « Livre de l’Homme » est le seul écrit de la main de Dieu. De là provient peut-être l’étrange sensation de feu intérieur que l’on peut ressentir à lire avec assiduité, les livres de ce grand Initié, comme avait l’habitude de le faire Honoré de Balzac. Ceux-ci agissent en effet comme des ponts entre le visible et l’invisible, comme des symboles vivants. La véritable magie n’est-elle pas le maniement des symboles, qui sont autant d’énergies ou d’archétypes.

Guidé par le désir d’apprendre, l’homme peut consacrer du temps et de l’énergie à l’étude et au recueil d’informations. Puis grâce à la compréhension issue de l’intuition de l’âme, qui est la voie du cœur, il devra ensuite par une juste application, non seulement comprendre, mais aussi intégrer la connaissance acquise. En effet, la science d’Hermès, qui est celle de la transformation, énonce: « Posséder le Savoir, si on ne le manifeste pas et si on ne l’exprime pas dans ses actes est comme la thésaurisation d’un précieux métal, une chose vaine et folle. Le Savoir, comme la santé est destiné à servir. »

Fort de cela, l’homme pourra alors, à l’image de son Créateur, créer à son tour. La créativité est le quatrième pas, et c’est aussi l’accès à la liberté. Jusqu’à ce que, graduellement, à force de purification, l’intuition se mue en inspiration, puis en illumination c’est-à-dire en unité parfaite avec le Tout, qui est la « ressemblance » avec Dieu. C’est aussi le « non agir » de la sagesse orientale, le « Wuwei » des taoïstes, qui consiste à n’entreprendre aucune action qui ne soit en accord avec le cours naturel de l’univers. C’est ce à quoi nous convie l’Initiation et son célèbre adage : « Visite l’intérieur de la terre, et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée ». Car l’adoration (qui est l’action de « dorer ») est-elle autre chose que de projeter un regard empli d’amour et de gratitude envers la création tout entière ?

La Volonté cosmique fait de l’homme le témoin de la beauté et de la sagesse du monde. Dans la mesure où nous sommes disposés (ou organisés) ainsi, nous pouvons en déduire que telle est notre fonction naturelle, pour ne pas dire notre vocation. Si nous désirons méditer les livres, surtout ceux de la Nature et de l’Homme, nous pourrons alors apprendre, comprendre et enfin créer à notre tour. Puis enfin, idéalement, avec sagesse ! La rose de l’âme se sera alors épanouie sur la croix du monde. Mais selon la formule consacrée, il faut « le vouloir vraiment », c’est-à-dire en faire une priorité, et c’est à cela que l’Initiation nous engage.