Revue Rose-Croix – Hiver 2025
 Sommaire

  • Les enseignements rosicruciens et le Zen, par A. Honjo
  • La Force selon le Tarot, par M.-C. Février
  • Les hommes préhistoriques : évolution et mystères, par H. Lambda
  • Erik Satie, le Mystique, par P. Festou
  • Document d’archives de l’A.M.O.R.C. : La Royale Chymie par Oswald Crollius (1633)

Article sélectionné dans ce numéro : N° 296 : Hiver 2025

Les enseignements rosicruciens et le zen

par Atsushi Honjo, Grand Maître de la Grande Loge Japonaise

Un ancien Grand Maître de la Grande Loge Anglaise, Chris Warnken, a dit : « Après bien des années de lutte quotidienne pour évoluer, plus de trente ans d’études et d’application des enseignements rosicruciens, et encore plusieurs années de travail et de communication avec les autres, je suis tout à fait convaincu que la cause de la majorité de nos difficultés est, sans doute, l’ego. Cet ego est très habile pour masquer son identité, et la majorité des gens ne comprennent qu’à l’occasion, que c’est l’ego que l’on doit rendre responsable. Cependant, celui-ci est souvent caché derrière un masque ingénieux de sacrifice de soi, de patriotisme, de santé ou, en fait, d’une multitude de camouflages astucieux. »

Le Bouddhisme-Zen concorde avec cette opinion, à savoir que l’ego est le grand obstacle de la vie. En fait, la maîtrise de celui-ci est primordiale dans le Bouddhisme. Comme vous le savez, les enseignements rosicruciens traitent de l’ego avec détail et donnent des conseils pratiques pour réduire sa domination, ou même pour l’éliminer totalement. Dans cet écrit, je vais donc examiner les nombreuses similitudes existant entre les enseignements rosicruciens et le Zen, au sujet de l’ego.

Tout d’abord, permettez-moi de vous rappeler brièvement l’histoire du Bouddhisme et du Zen. Le fondateur du Bouddhisme est connu sous le nom de Bouddha Shakyamuni – ou Gautama Siddhartha en paali, une langue indienne ancienne. Selon une certaine littérature bouddhiste, le Bouddha a fait l’expérience de la Grande Illumination au petit jour du 8 décembre, en regardant Vénus. On raconte qu’il a remarqué :« C’est bizarre ! La montagne, les rivières, les herbes et les forêts… ils sont tous illuminés. » Du point de vue rosicrucien, on peut dire que Bouddha a vécu la “Réalité Ultime”, en d’autres mots, la conscience de l’unité indivisible de l’univers, dans laquelle Vénus, lui-même et toute la nature autour de lui se manifestaient sous la forme d’une suprême harmonie. Bien entendu, en tant que mystiques, nous savons qu’une expérience de la sorte dépasse toute description objective ou logique dans laquelle nous pourrions nous engager ; je reviendrai sur ce point plus tard.

Après son Illumination, le Bouddha s’efforça de permettre à d’autres de faire cette expérience. Beaucoup de disciples s’assemblèrent autour de lui, pour essayer de faire l’expérience de cette réalité ultime par leurs pratiques monastiques. À travers les millénaires, les expériences de chaque génération de disciples furent examinées face à face, de Maître à disciple, ce qui eut pour conséquence que de nouveaux Maîtres émergèrent du lot des disciples ; lesquels Maîtres continuèrent la lignée de l’enseignement et, en fait, en font toujours ainsi à présent. Plus de 2000 ans ont passé depuis la première génération de disciples et de Maîtres jusqu’à celle d’aujourd’hui.

Le Maître de la 28e génération était un Indien célèbre, nommé Bodhidharma, et, selon la légende, c’est lui qui fonda le Bouddhisme-Zen. En général, il est représenté avec une barbe et des boucles d’oreilles et, au Japon, une poupée à l’effigie de cet être illuminé est un jouet très estimé des enfants. Il a effectivement un symbolisme de force, car ces poupées sont construites de telle sorte qu’elles se remettent debout quelle que soit la manière dont elles sont poussées, ce qui représente l’homme surmontant toute détresse dans la vie et regagnant des forces.      

On dit que le Maître Bodhidharma aurait introduit le Bouddhisme- Zen de l’Inde en Chine, tandis que c’est le 51e successeur de la lignée, le grand Maître japonais Dogen, qui aurait apporté le Zen de Chine au Japon pour tous ses objectifs pratiques. Le Zen a largement et fortement influencé la culture japonaise : par exemple, dans l’horticulture, l’architecture, la cérémonie du thé, l’ikebana et le judo, pour ne citer que quelques-unes des activités sur lesquelles le Zen a laissé une marque impérissable et profitable.

Mais revenons à notre sujet : les enseignements rosicruciens et le Zen. Le Maître Dogen du XIIIe siècle, qui fonda la secte japonaise du Soto-Zen, est un bon guide pour étudier les nombreuses similarités qui existent entre les enseignements rosicruciens et le Zen en ce qui concerne l’ego. Dans son œuvre principale, intitulée Shobo-Genzo, qui veut dire « Le Trésor de l’œil du vrai Dharma », Dogen exprime une compréhension profonde de la relation entre l’être humain et l’univers. Il n’acquit cette compréhension qu’après bien des années d’exercices ardus du Zen, y compris la pratique du Zazen, la méditation Zen en position assise. Maître Dogen a écrit : « Connaître la vérité du Bouddha, c’est connaître son soi. Connaître son soi, c’est oublier son soi. Oublier son soi, c’est être confirmé par tous les Dharmas. Être confirmé par tous les Dharmas, c’est laisser son corps et son esprit, et le corps et l’esprit du monde extérieur s’en aller. Chaque trace de l’illumination disparaît, et cette illumination sans trace continue à l’infini. »

Prenons la première phrase de cette citation, « Connaître la vérité du Bouddha, c’est connaître son soi ». Elle évoque l’injonction légendaire inscrite sur l’entrée du Temple d’Apollon à Delphes : « Connais-toi toi-même ». Et ça, c’est très rosicrucien, n’est-ce pas ? Beaucoup de sujets dans les enseignements de l’A.M.O.R.C. concernent ce Moi dans lequel notre monde se fait percevoir. Maître Dogen nous a appris la même chose: connaître son Soi est le chemin le plus sûr qu’il existe pour découvrir la véritable nature de notre existence et celle de l’univers.

Les autres phrases de cette citation semblent énigmatiques à première vue, surtout la deuxième : « Connaître son soi, c’est oublier son soi ». Pourtant, par ma propre réflexion et par la pratique du Zen, j’ai compris que celle-ci concerne l’ego ; car oublier son soi implique sûrement l’abandon de l’ego, si l’on veut connaître la véritable nature de son être.

Plusieurs questions se posent. Premièrement, qu’est-ce que l’ego exactement ? Il existe de nombreuses définitions différentes dans les dictionnaires, si bien qu’elles engendrent souvent davantage de confusion qu’elles n’apportent de clarté. C’est pourtant bizarre, car il n’est pas tellement difficile d’imaginer un état d’être libéré de l’ego. Prenons l’exemple d’un skieur professionnel. C’est une journée brumeuse, la pente de ski est escarpée et inégale et, ici et là, la neige est comprimée en plaques de glace dangereuses. Positionner les portes du slalom est le rôle d’un spécialiste qui doit avoir l’habileté d’un expert, afin de minimiser le risque de blessures. Un skieur de niveau international attend le signal du départ, à la porte de départ. La nervosité circule dans son corps tendu mais bien préparé, et il sait qu’il va lui falloir toute son habileté et sa concentration pour parvenir à la ligne d’arrivée en toute sécurité.

Le signal sonne, et aussitôt il est parti. Le vent tranchant fouettant son visage, il entend le bruit de ses skis sillonnant à travers la neige dure. Il sent l’élasticité des skis, mais il ne peut guère voir la pente devant ses yeux à cause de la brume dense. Son équilibre est constamment perturbé, ajusté et réajusté, à la précision d’une fraction de seconde, lorsqu’il rencontre des obstacles inattendus et des changements de trajectoire. Mais il récupère vite, grâce à son habileté bien aiguisée. Ses actions sont automatiques, comme si quelque chose dans son subconscient profond avait pris le contrôle total. S’il devait penser ne serait-ce qu’une seconde à sa technique, ses actions seraient trop lentes pour surmonter la situation et les conséquences pourraient être fatales.

Avant qu’il ait quitté la porte de départ, sa conscience était parvenue à un certain degré de séparation de son environnement. Il y avait seulement lui-même, la pente, sa capacité et les conditions difficiles devant lui. Mais toutes ses pensées ont disparu au moment où il s’est éloigné de la porte de départ par une poussée, car les conditions ont demandé immédiatement son attention totale. C’est à ce moment-là que la séparation entre lui et son environnement a cessé d’exister et que quelque chose dans son intérieur profond a pris le contrôle. En glissant le long de la pente, il n’est plus conscient de son corps ou de son esprit, et dans le champ de son aperception, dans sa réalité, il est uni intimement avec l’univers. Nous finissons tous par apprendre par l’expérience que le seul univers que nous ne puissions jamais connaître, c’est celui de notre réalité personnelle. Et cette réalité ultime est un univers tout à fait libre de l’ego. Il y a là unité et harmonie, et dans cet état, on peut parvenir à agir au mieux de son potentiel. Dans ces moments-là, on a connaissance de l’étendue de ses véritables facultés et on peut au moins partiellement comprendre le sens des paroles du Maître Zen Dogen : « Connaître son soi, c’est oublier son soi. »

Observons maintenant la troisième phrase de la citation mentionnée plus haut : « Oublier son soi, c’est être confirmé par tous les Dharmas. » Le mot sanscrit Dharma signifie la réalité, ou les choses et les phénomènes qui sont réels pour nous. La réalisation de l’excellente performance du skieur dépend non seulement de son habileté, mais aussi de toute son intégration dans l’environnement qu’il parcourt. Le monde est inséparable du skieur et le skieur est inséparable du monde.

Si le skieur se mettait à penser aux autres concurrents ou commençait à percevoir la foule qui l’applaudit, ou si soudain il prenait conscience des risques de la situation, ou commençait seulement à être distrait par une démangeaison, sa concentration craquerait à l’instant, le contrôle des mouvements de son corps passerait de son subconscient au lourd intellect extérieur, et la course serait perdue. Un mille-pattes ne pourrait courir, s’il devait réfléchir à la façon dont ses jambes doivent bouger. De même, l’harmonie du skieur décline et son exploit se détériore au moment où il permet à son intellect de se charger de la chose. Et c’est là où l’ego ment, dans le sens le plus large du terme, et nous pouvons conclure que c’est lui, le soutien le plus extérieur de l’esprit qui nous empêche plus que tout autre chose d’agir efficacement dans la vie.

Ainsi que les poissons ne perçoivent pas l’eau dans laquelle ils nagent, ou tout comme nous autres humains ne percevons pas l’air que nous respirons, de même nous ne remarquons guère la présence de l’ego. Sans l’ombre d’un doute, celui-ci nous empêche de réaliser tout notre potentiel, et il nous gêne beaucoup pour par- venir à comprendre notre véritable relation avec le Cosmique. En fait, il nous empêche de comprendre que, dans le plan le plus profond de notre être concevable, le Cosmique et nous sommes, inséparablement, une seule et même entité.

D’où provient l’existence de l’ego ? D’après le Bouddhisme, c’est le “Mumyo” qui est la cause fondamentale de l’ego et de toutes les épreuves qui nous arrivent dans la vie. Mumyo signifie l’ignorance que nous traînons partout à travers nos myriades d’incarnations, et surtout il signifie l’ignorance des “deux vérités fondamentales”.

La première de ces vérités est le “Syogyo Muzyo”. “Syogyo” signifie tout ce qui est perceptible, tandis que « Muzyo » représente le changement ou ce qui est changeant. Ensemble, le terme veut dire « rien de ce que nous percevons ne reste éternellement inchangé ». Quoi de plus rosicrucien !

L’ancien philosophe grec Héraclite a écrit : « Toute matière est en devenir », et nous savons que la loi de la matière est surtout la loi du changement. La conscience change sans cesse, elle se retrouve constamment dans un état de flux. Comme on peut l’apprendre dans les enseignements rosicruciens : « Étant donné que la conscience et la réalité changent, rien n’est aussi permanent qu’il n’y paraît. »

Nous avons bien de forts liens avec les choses de la vie, et nos conceptions semblent inaltérables… du moins pour quelque temps. Ces choses temporairement inaltérables peuvent être notre beauté ou notre force physique, nos voisins ou notre conjoint, nos opinions, nos croyances, notre faculté de penser, etc. Ce sont nos liens puissants avec ces choses-là qui soutiennent beaucoup l’existence de l’ego. Si, rapides comme l’éclair, nous pouvions saisir la véritable nature de l’univers en perpétuel changement, et comprendre qu’il est impossible de posséder quoi que ce soit de manière absolue, nous nous libérerions de ces liens rigides – et, par conséquent, l’ego s’atténuerait. Les enseignements rosicruciens expriment la même idée, bien que d’une manière un peu différente : « Même si, par des lois humaines, nous pouvons nous com- penser les uns les autres, et par cela obtenir certains droits d’avoir, ou le privilège légal d’acquérir quelque chose à notre usage exclusif, nous sommes néanmoins toujours redevables au Cosmique de tels bénéfices. Nous sommes les obligés du Cosmique parce que c’est par les manifestations des lois universelles que ces choses sont rendues possibles. Même l’intelligence humaine inspirée de l’inventeur ou du dessinateur est le résultat de l’inspiration cosmique. »

Revenons-en à notre skieur. Il se trouve dans l’unité, dans l’univers tout nu et sans ego. Cependant, inutile de dire que tous les skieurs n’atteignent pas cette grande Illumination immédiatement, et cela, à cause des liens humains si persistants et si durables pendant tant d’incarnations. Le Bouddhisme compare ces liens avec “Guusi”, c’est-à-dire, avec les fibres de la racine de lotus qui sont difficiles à couper. D’autre part, notre skieur, par exemple, parvient à l’état sans ego presque exclusivement par son temps préparatoire de concentration, suivi par l’affranchissement du contrôle intellectuel sur cette concentration, au moment précis où il franchit la porte de départ. Le Zen montre qu’un état vide d’ego est une qualité innée du soi profond. Si on peut accumuler plusieurs expériences dénuées d’ego en nous, arrive enfin un moment où le paradigme erroné de l’ego est éliminé à jamais. Tout ce qu’il faut c’est s’exercer, s’exercer, et encore s’exercer.

D’après l’exemple précédent, il semble donc possible que certaines activités purement mondaines nous mènent relativement facilement à l’état sans ego. Voici quelques exemples: Écouter les sons d’une musique, ou des mantras, avec la concentration détachée et profonde de son être intérieur ; faire des sports variés en extérieur, qui exigent le type d’équilibre délicat qu’on ne peut obtenir que par l’abandon de l’intellect extérieur aux facultés supérieures. Une autre possibilité serait de jouer, ou d’imiter, une autre personne, un animal ou même une chose inanimée, comme une cascade, et de s’absorber profondément dans le rôle. Et puis il y a aussi la technique rosicrucienne de regarder la flamme d’une bougie ou, pour le dire franchement, n’importe quel autre objet qui attire notre conscience et permet à notre esprit d’entrer dans l’état de neutralité en observant quelque chose. Beaucoup d’activités de la sorte ont été mises en place sous différentes formes comme expériences. La concentration mystique, par opposition à la concentration intellectuelle, employée pendant ces expériences, a la force de rompre les illusions que l’ego a engendrées pour nous.

La deuxième vérité du Bouddhisme est la “Syoho-Muga”. “Syoho” veut dire toutes les choses, et “Mu” indique la négation. Cependant, le mot “ga” est ambigu. L’une des significations de “ga” est l’âme-personnalité indépendante et éternelle. En prenant cette signification de “ga”, nous pouvons obtenir une idée de cette phrase, à savoir que, dans l’univers, il n’existe pas d’âme-personnalité éternelle et séparée, parce qu’elle est toujours changeante et dépendante. Autrement dit, pas d’âme, et par conséquent, pas de manifestation de cette âme, ce qui signifie que l’âme-personnalité reste la même pour toujours, et elle est toujours absolument indépendante. Cette opinion correspond également au point de vue rosicrucien, car concernant l’âme et sa manifestation l’accompagnant sur Terre, l’âme-personnalité, les enseignements rosi- cruciens nous expliquent : « Pour le Rosicrucien, l’âme est toujours liée à la grande Âme universelle ou cosmique, et elle fait partie de celle-ci ; et pour cela elle n’est jamais vraiment individualisée. Elle n’appartient pas à nous, mais au Cosmique; elle n’est pas séparée, mais unie. Elle n’est pas indépendante, mais dépendante. »

Si nous comprenons parfaitement la nature temporelle de l’individualité, le “moi”, l’ego, ne peut plus se manifester. Dans l’enseignement rosicrucien, il est dit à propos de l’élimination de l’ego : « Cela signifie oublier les théories prétentieuses et trompeuses, concernant la personnalité individuelle ou, autrement dit, éliminer l’individualité personnelle. »

La partie restante de la citation de Maître Dogen dit : « Être confir par tous les Dharmas, c’est laisser son corps et son esprit, et le corps et l’esprit du monde extérieur s’en aller. Toute trace d’illumination disparaît, et cette illumination sans trace continue sans cesse. » Pour mieux comprendre cela, il faut approfondir le sens fondamental du terme “Syoho-Muga”. Comme expliqué antérieurement, le mot “ga” a plusieurs significations, dont l’une dénote les caractéristiques fixes des choses. En appliquant ce sens de “ga” à “Syoho-Muga”, nous avons la phrase suivante : « Dans l’univers, rien n’a un caractère fixe inhérent ». Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Et pourquoi est-ce tellement important ?

Nous en avons une clé dans le Yuima-Sutra, qui a été écrite en Inde par un auteur inconnu au Ier ou IIe siècle après J.-C. Cet ancien sutra raconte une histoire belle et inspirante sur les caractéristiques inhérentes des choses :

« Une fille céleste vivait dans la maison,  des moines bouddhistes tenaient leur réunion. Elle écouta leur discours et fut tellement enchantée et transportée, qu’elle se montra à eux et les parsema de fleurs. En tombant, les fleurs s’accrochèrent sur les vêtements de certains d’entre eux et pas sur d’autres. Les premiers essayèrent d’enlever les fleurs de leurs vêtements par leur force supranaturelle, mais ils ne le pouvaient pas. Finalement, elle dit à l’un d’entre eux :

« Honorable moine Zaariputra. Pourquoi essayez-vous de faire tomber ces fleurs ? » Il répondit : « Nous nous sommes retirés dans le Bouddhisme et nous nous contentons d’une pauvreté honnête ; il n’est donc pas approprié pour nous de décorer nos vêtements avec des fleurs. » Elle insista : « Honorable moine Zaariputra, vous ne devez pas dire cela, car les fleurs sont conformes à la loi de la Réalité; les fleurs ne pensent pas et ne jugent pas non plus. Mais vous, vous pensez et jugez qu’elles ne sont pas appropriées. Pour ceux qui se sont retirés dans le Bouddhisme et vivent avec la vérité ultime, l’évaluation et le jugement ne sont pas adaptés à la loi de la Réalité. »

« Honorable moine Zaariputra. Vous évaluez et jugez la réalité ultime. L’évaluation et le jugement ne sont pas adaptés à celle-ci. Vous devriez observer les moines sur qui les fleurs ne sont pas restées ; ils n’ont ni évalué, ni jugé. Par exemple, un esprit malfaisant attend sa chance pour posséder quelqu’un qui héberge l’angoisse. De même, quelqu’un qui craint la naissance, la mort et la réincarnation, permet à son ego de s’attacher fortement aux passions pour les choses que ses cinq sens perçoivent. Mais en renonçant à son angoisse et en abandonnant ses passions pour les choses créées de ce monde, ses passions pour les choses perceptibles ne peuvent pas lui faire de mal. »

« Les fleurs ne sont restées fixées que sur ceux qui ne sont pas encore libérés des modèles de pensée et d’action formés par leurs liens puissants avec des choses de ce monde. Mais elles ne collent pas aux vêtements des autres qui sont libres de ces modèles. »

Zaariputra demanda : « Honorable fille céleste, l’abandon des passions, de la colère, de la folie n’est-il pas nécessaire pour parvenir au nirvâna ? » Elle répondit : « Seuls ceux dont l’ego est exagéré ont nécessité de suivre les enseignements stipulant que nous devons abandonner les passions, la colère et la folie, afin de parvenir au nirvâna. Pour ceux qui sont sans ego, la véritable nature des passions, des colères et de la folie de ce monde est, en fait, le nirvâna lui-même. »

Mais les passions, la colère et la folie sont-elles vraiment le nirvâna ? Cette assertion audacieuse correspond au fait que Zaariputra a beaucoup de pensées qui sont de deux catégories. L’une est sacrée, l’autre profane. Pour lui, les fleurs sont profanes et ne font pas partie du monde sacré. Les passions, la colère et la folie auxquelles nous nous sommes déjà référés ne font pas partie du sacré, et pour cette raison elles appartiennent au monde profane. Elles sont différentes du nirvâna qui ne peut exister qu’en la région sacrée. Mais selon la fille céleste, qui se moque de lui, les fleurs n’ont pas de qualités fixes inhérentes comme “vulgaire” ou “sacré”. La passion en elle-même n’est pas vulgaire, de même que le nirvâna en lui-même n’a effectivement aucune qualité inhérente de sainteté. Ces natures ou classifications n’existent que dans l’esprit de Zaariputra. Ainsi, les choses, les désirs et les émotions existent quelle que soit l’opinion qu’on se fait sur eux. Ils n’ont aucune qualité inhérente, à part celles que nous créons nous-mêmes.

Ainsi pour certaines personnes, les fleurs portées sur leurs vêtements sont ostentatoires, bien qu’on puisse sacrifier les mêmes fleurs au Bouddha à titre de symbole de la beauté du monde sacré. Il y a des poisons qui, s’ils sont employés à des doses infimes, par exemple en homéopathie, peuvent être utilisés comme des remèdes très efficaces. De même, les passions qui nous troublent si souvent peuvent être converties en grande compassion, parce qu’elles n’ont pas de natures fixes inhérentes. Cela éclaire l’autre signification du “Syoho-Muga”, c’est-à-dire que rien dans l’univers n’a de qualité fixe inhérente.

Si nous insistons à vouloir éviter la vulgarité et si nous recherchons la sainteté à tout prix, cela devient une forme de fixation de l’ego. Et si nous abandonnons la vie de ce monde et que nous recherchons le nirvâna, c’est également une forme de fixation dont nous devons nous débarrasser pour mieux comprendre la véritable nature de la réalité ultime.

En d’autres termes, nous tendons tous à construire des paradigmes composés de deux catégories ou qualités opposées. On peut citer le sacré et le profane, le ciel et la terre, le bien et le mal, les passions et le nirvâna, les objets et nous-mêmes, le corps et l’âme, l’actualité et la réalité, l’extérieur et l’intérieur, le temps et l’espace. Ils sont pratiques dans certaines phases de raisonnement, mais ce sont, malgré tout, seulement des concepts créés par nous-mêmes. En tant que cadres, ils n’appartiennent pas à la réalité ultime. Si nous désirons parvenir à celle-ci, à Dieu ou au nirvâna, il faut que nous nous libérions de tous les cadres et paradigmes et que nous arrêtions d’être trompés par l’ego. En fait, nous devons également nous libérer du nirvâna même. Nous devons nous libérer de nos conceptions de Dieu ou de la réalité ultime, si ce ne sont que des catégories ou des conceptions, car elles nous empêchent de faire vraiment l’expérience de cette réalité ultime.

À titre d’analogie, en supposant que vous goûtiez des œufs d’oursin pour la première fois. Si vous en aviez entendu parler avant et que vous saviez de quelle sorte de créature ils viennent, vous ne les auriez probablement pas goûtés avec le même délice que votre ignorance de ces faits vous aurait garanti. C’est pour cela que le Bouddhisme-Zen accorde une attention particulière aux limitations du langage. Si nous nous servons des paroles pour décrire quelque chose, nous nous séparons inévitablement de la réalité du sujet que nous tentons de décrire. Nous regardons les choses comme des objets, comme s’ils existaient en dehors de nous. Les Maîtres Zen utilisent souvent la métaphore d’un index montrant la lune. Par leur sagesse, simple mais profonde, ils nous déconseillent forte- ment de confondre l’illumination, symbolisée par la lune, avec la description de l’illumination, symbolisée par le doigt montrant la lune, car c’est là un danger subtil. Faire l’expérience de l’illumination, ce n’est pas la décrire. C’est pour cela que la plupart des écoles de mysticisme affirment que la réalité ultime transcende tous les concepts intellectuels et résiste à la description objective. Et il en est de même avec la Tradition rosicrucienne. Relativement peu de choses sont transmises directement sous forme de mots, tandis qu’une grande variété d’expériences peut nous être procurée au travers de rituels.

Nous ferions bien de prendre en considération les deux vérités du Bouddhisme traitées jusqu’ici, à savoir le “Syogyo-Muzyo”: rien qui existe n’est inaltérable ; et le “Syoho-Muga”: rien dans l’univers n’a de caractéristique fixe inhérente. Les enseignements rosicruciens et le Zen concordent sur ces deux points et nous devrions réguler nos passions et nos attachements en conséquence. En comprenant le Syogyo-Muzyo et en cultivant les expériences avec le Syoho-Muga par divers exercices et rituels, et en poursuivant nos activités quotidiennes comme le skieur de notre exemple, nous serons menés à la compréhension merveilleuse de l’univers parfait sans ego.

Analysons maintenant la partie finale du paragraphe du Maître Zen Dogen : « Être confirmé par tous les Dharmas, c’est laisser son corps et son esprit, et le corps et l’esprit du monde extérieur s’en aller. Toute trace d’illumination disparaît et cette illumination sans trace continue sans fin. »

Ces paroles sont si profondes que je ne peux tout simplement pas les réduire ou analyser leur sens davantage. Elles disent tout et on ne peut ni les clarifier, ni les développer. Il suffit de dire qu’à chaque fois que je lis ces phrases, je suis submergé par la plus sublime émotion d’harmonisation profonde avec le Cosmique. Ce que je préférerais faire, c’est citer un bref passage concernant le Cosmique :

« Tout est en Vous… et de Vous tout jaillit sans cesse. Être cosmique, Vous vous suffisez à vous-même, car Vous êtes les deux, créateur et consommateur.

À l’intérieur de Vous, les choses n’ont pas de valeur, car rien n’est sans lieu, rien ne diminue, rien n’est plus vieux ou plus jeune, plus petit ou plus grand qu’autre chose.

Bien que Vous soyez toujours changeant, Votre complexité est indicible. Ni l’air, ni le feu, ni l’eau, ni la terre, ni la vie n’existent selon la distinction par laquelle les mortels les connaissent. Pourtant, ils sont inclus à jamais dans Votre essence. »

Pour l’humanité, pour l’avenir de notre monde, c’est si important que nous tous et tous les autres sur notre planète bien-aimée, la Terre, fassions le plus tôt possible l’expérience de l’univers sans ego, parfait et inséparable, qui demeure en nous. Oui, ceci doit être la fondation de cette paix basée sur la Grande Compassion que les Bouddhistes appellent “Zihi” et que les Rosicruciens connaissent comme la Paix Profonde.

La réalisation obtenue, il n’y a pas de “moi”; en fait, l’univers devient le “moi”. Chacun aide les autres qui se trouvent dans la détresse sans s’inquiéter de la récompense, ni même de la reconnaissance, tout comme la main gauche prend soin de la blessure de la main droite, car elle fait partie du même corps blessé. Nous faisons tous partie du même ensemble, le grand corps de l’univers, la grande réalité cosmique.

Je suis parvenu maintenant à la fin de mon exposé. Sans aucun doute, vous serez d’accord pour dire que les enseignements rosicruciens et le Zen sont très proches. Ils voient la même réalité cosmique et concordent sur le principe des deux vérités fondamentales du Bouddhisme : Syogyo-Muzgo (rien qui existe n’est inaltérable) et Syoho- Muga (rien dans l’univers n’a de caractéristique fixe inhérente). Par ces deux grandes vérités, ceux qui pratiquent l’art du Zen cherchent à obtenir la réalisation de l’univers parfait et sans ego. Tout cela est en parfaite concordance avec le Rosicrucianisme.

Puissent les aspirants rosicruciens et ceux qui pratiquent le Zen aux quatre coins du monde obtenir un jour l’expérience de la réalité inséparable et sans ego, et apprendre à la vivre. De la Grande Compassion à toutes les créatures vivantes… puissent l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix et le Zen accomplir leurs missions respectives, quoique communes, d’engendrer une nouvelle ère lumineuse de conscience humaine élevée !