Revue Rose-Croix – Été 2019
 Sommaire

  • A l’écoute des Vierges Noires, par M.Armengaud
  • Le concept de grande déesse, par V.Dupont
  • La Mère du Monde, par E. Roerich
  • La quête initiatique de l’Amour : de l’Amour de soi vers l’Amour divin, par A.Achard
  • Voyages temporels, par F.Ramos
  • La Nature
  • Documents d’Archives de l’A.M.O.R.C. : Lettre de Mademoiselle Delia Stacey-Muller à H.S. Lewis

Le concept de grande déesse, par V.Dupont

Article sélectionné dans ce numéro : N° 270 : Été 2019

Dans les anciennes civilisations, pendant des millénaires, le principe divin a été féminin, et plus précisément maternel. Pour beaucoup de penseurs modernes, c’est une idée obsolète, sinon monstrueuse. Et pourtant le concept d’une Mère du monde, Grande Intelligence primordiale tout autant que démiurge, n’est-il pas en réalité intellectuellement satisfaisant et spirituellement gratifiant ?

En effet, une mère, bien que personne unique au départ, porte en elle la double semence masculine et féminine qui est créatrice et par laquelle la vie se développe. La mère est Une, mais abrite la dualité. Elle manifeste la vie par les quatre éléments et par la quintessence qui agissent en elle. De plus, elle détient le principe d’amour, sans lequel rien ne peut se développer harmonieusement.

Enfin, elle n’aspire qu’à une chose : voir ses enfants se développer, progresser et grandir pour devenir semblables à elle-même, connaissants et capables d’engendrer à leur tour. Dans ce but, elle les assiste constamment, les encourage lorsqu’ils réussissent, les gronde, certes, lorsqu’ils agissent mal, mais en leur laissant toujours l’opportunité de se racheter. Elle ne les condamne pas, elle les soutient, tout comme les grandes lois de l’univers ne condamnent pas l’être humain, mais l’aident pour peu qu’il ait compris comment les utiliser en les respectant.

Ceci est déjà extrêmement stimulant, car l’âme humaine, en tant qu’enfant et refl et de cette divinité maternelle aimante, a par conséquent le devoir de progresser jusqu’à embrasser elle-même l’état divin, devenir « mère », autrement dit créateur à son tour. Elle doit ainsi « réaliser sa propre nature ».

Un autre point très important, c’est qu’en concevant une divinité de nature maternelle, les humains considéraient qu’ils n’étaient pas détachés d’elle – tout comme le foetus est inclus dans sa mère et vit par elle. Par conséquent, ils la voyaient en eux et se voyaient en elle. Et cette vision s’étendait à tous les aspects de la Création.

Ils avaient ainsi une conception panthéiste de la divinité, ce qui les avait amenés à développer une notion de responsabilité envers le monde qui les entourait. Car si ce que l’on pourrait appeler “la déité” (en détournant un peu le terme utilisé par maître Eckhart ou Catherine de Sienne), est Tout et est en tout, c’est donc qu’il faut respecter chaque aspect de sa Création, vivre en harmonie avec tous les plans de l’univers qu’elle emplit et anime. La hiérarchisation des êtres disparaît au profit d’une communauté d’origine ; tout ce qui appartient à la nature est uni par des liens de fraternité et de sympathie.

Cette vision, combattue dans les sociétés patriarcales car allant trop à l’encontre du modèle social qu’elles proposaient, n’a pas complètement disparu. Elle s’est maintenue dans des traditions secrètes, préservées par des êtres éclairés qui étaient soucieux de s’élever au-dessus de conceptions réductrices. De nombreux mystiques y ont adhéré spontanément, à toutes les époques.

Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, il est fait allusion, dans certains courants ésotériques se perpétuant encore de nos jours tels que la Rose-Croix, au Verbe, à la Parole Perdue recherchée par les initiés. Or, selon la Tradition, celle-ci commencerait et se terminerait par un son qui est d’ordinaire assimilé à la maternité. Ceci ne sous-entend- il pas que le pouvoir créateur de l’Être Divin passe par une expression de la maternité en tant qu’origine et but ?

Autrement dit, c’est de la Grande Mère Divine que tout procède, et c’est à elle que tout retourne… On voit donc que ce modèle est plutôt séduisant et stimulant pour toute personne encline à s’interroger sur la destinée humaine et les desseins divins.

Loin d’être archaïque et dépassée, l’idée d’une Grande Déesse constitue peut-être une solution d’épanouissement et l’espoir d’une prise de conscience nouvelle pour l’humanité du troisième millénaire.

Quoi qu’il en advienne de l’évolution de la spiritualité aux siècles prochains, dans les temps préhistoriques, les seules traces de cultes concernent une ou des divinités féminines. Ce culte se manifeste de façon universelle, et il en reste des vestiges archéologiques sous forme de statuettes retrouvées dans toutes les parties du monde, jusqu’à la fi n du Néolithique. Il est avéré qu’il naît avec homo sapiens, probablement à l’époque des premières sépultures.

À partir de -70000, en Europe centrale, les corps sont allongés dans une tombe contenant de l’ocre rouge, allégorie du sang vital, ainsi que des coquillages en forme de sexe féminin – des porcelaines – qui symbolisaient la force de vie et la naissance (ou renaissance ?), schéma que l’on retrouvera partout par la suite. Ce qui revient à dire que, déjà, l’humain possédait un concept de survie post mortem, et que le principe féminin était revêtu d’une valeur magique et vitale capable d’agir dans un au-delà supposé. Il s’agit là des premières traces de préoccupation spirituelle, où on voit l’humain se rendre compte de son état d’humanité qui le distingue du reste du monde animal. Il a une conscience, et il s’interroge sur les forces qui le gouvernent. Constatant qu’il y a un début et une fin à toute vie, peut-être en a-t-il déduit peu à peu que l’univers qui l’entourait avait dû lui-même être créé par un être supérieur, une sorte de « Grande Mère » de tout ce qui existe, comparable aux mères qui enfantent leurs bébés.

Il est évident que la religion préhistorique s’est développée autour des besoins de base de l’humanité, c’est-à-dire essentiellement la nourriture et la procréation. Ce sont les forces mystérieuses qui présidaient à la vie qui furent divinisées, et la femme était au centre de tous ces mystères. En elle, et en elle seule, semblaient se dérouler des processus paraissant étrangement coïncider avec les mécanismes de l’univers.

La féminité, ou plutôt la maternité, fut par conséquent parée d’une dimension surnaturelle et sacrée. Dès 30000 av. J.-C., on trouve partout en Europe des figurines aux attributs maternels accentués. C’est la première tentative d’expression d’une divinité connue.

Ces statuettes continuèrent à être assidûment utilisées jusqu’au Néolithique, exprimant progressivement le culte officiel d’une déesse-mère donneuse de vie et organisatrice de l’harmonie du monde, mais aussi conservatrice de cette vie après une phase de mort qui, comme le reste, dépendait d’elle. Ainsi, non seulement la Grande Déesse personnifi ait-elle tous les plans de la Création qu’elle soutenait et animait, mais en plus était-elle assimilée à l’énergie transcendante qui gouverne les forces cosmiques et universelles. Autrement dit, il ne s’agissait pas d’une simple déesse de la terre, comme son évolution ultérieure a pu le laisser croire, mais d’une véritable « Mère du Monde » pour reprendre un terme cher à Nicolas Roerich, divinité céleste autant que chtonienne, et qui présidait à tout ce qui est créé, le visible comme l’invisible.

Bien qu’il n’y ait aucune trace écrite pour l’attester de façon tout à fait irréfutable, c’est apparemment en Crète que se sont le mieux perpétués les pouvoirs de la Grande Déesse, ainsi que le laissent supposer les découvertes archéologiques. Déjà, dans l’île de Malte, à l’époque mégalithique (Ve-IIIe millénaire av. J.-C.), des sanctuaires dédiés à une divinité féminine s’élevaient un peu partout ; ils recelaient des statues colossales de femmes ou de multiples figurines. Les contours de ces temples embrassaient même les formes d’un corps féminin.

Mais en Crète subsistent, en plus de vestiges archéologiques abondants, des fresques et un riche matériel rituel qui nous renseignent assez bien sur le culte des temps les plus anciens (c’est-à-dire jusqu’à l’époque palatiale). Ce culte ne se limitait pas aux temples et Vénus de Willendorf aux foyers domestiques ; on le pratiquait aussi bien au fond d’une grotte qu’au sommet d’une montagne, près d’une source qu’au pied d’un bosquet. Il incluait donc tous les lieux de la Création, et non l’un de ses aspects uniquement. Le mobilier était très réduit : un autel, quelques colonnes, parfois moins. Les éléments des sanctuaires étaient largement symboliques, mais ils comprenaient de nombreux objets votifs. On y retrouve des restes de libations et d’offrandes non sanglantes (graines, fruits), ou, plus rarement, de sacrifi ces d’animaux. Car ce que l’on recevait, on le partageait avec la déesse.

Les sanctuaires domestiques étaient alors très répandus, ce qui démontre que le rapport à la divinité se concevait de façon directe. L’intervention d’un clergé médiateur n’était pas forcément nécessaire, ce qui est une conception qui tranche de façon radicale avec celles des « grandes » religions monothéistes : l’accès à la communion divine pouvait être spontané et ne relevait pas de spécialistes.

En ce qui concerne la représentation de la déesse elle-même, elle prend plusieurs formes. La tête ceinte d’un diadème surmonté d’un croissant, elle est une divinité lunaire, dont le symbole est la fi gure des doubles cornes (d’où le rôle important joué par le taureau et tous les bovins en général). On remarque que les cornes bovines, liées à une notion de fécondité, ne sont pas ici masculines. Ou en tout cas si elles le sont, ce n’est qu’en tant qu’attribut secondaire dépendant de la déesse. De telles représentations existent en Égypte, où la déesse Hathor porte elle aussi une couronne de cornes bovines encadrant la Lune.

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Extrait de Féminin actif, Féminin solaire, D.R.C., 2002.