Revue Rose-Croix – Printemps 2020
 Sommaire

  • L’Ordre et le Chaos en ancienne Égypte, par C. Larré
  • Le Kado ou la voie des fleurs, par O. Riss
  • La pensée, par A. Lepeltier
  • Écologie et spiritualité : un chemin vers une nouvelle conscience, par P. Sourriseau
  • L’Arbre du Ténéré, par A. Bernard

L’Ordre et le Chaos en ancienne Égypte

Article sélectionné dans ce numéro : N° 273 : Printemps 2020

Pour les anciens égyptiens, les notions de Chaos et d’Ordre sont omniprésentes dans leur univers. Celles-ci constituent en quelque sorte deux états du monde, l’un potentiel, l’autre manifesté. La création est considérée par les sages de la vallée du Nil comme le passage de l’un à l’autre de ces états. Nous allons essayer ensemble de comprendre les subtilités de cette pensée ancienne qui, comme nous allons le voir, est en même temps étonnamment moderne.

Il y a de très nombreuses versions de la Genèse en ancienne Égypte, chaque centre religieux important ayant développé sa propre cosmogonie. La plus importante reste tout de même celle qui a été
conçue à l’aube de l’histoire de la civilisation aux environs de 3000 avant notre ère par les sages du temple d’Héliopolis. Cette cosmogonie héliopolitainne laisse une très large place au Chaos.

Pour les anciens, l’univers d’avant la création était constitué d’un genre de « magma informe » ou d’« Océan Primordial » qui était appelé « Noun ». C’était le Chaos, c’est-à-dire un état de confusion générale des éléments, il était conçu comme un milieu totalement indifférencié, statique et obscur. Ce milieu était le « Non Existant » puisqu’il n’était pas manifesté. Les textes qui le décrivent très brièvement ne l’expliquent pas. Il est frappant de constater que les Égyptiens l’ont souvent défini comme l’absence ou le contraire des éléments constituant, selon leur opinion, le monde créé. Pour eux, le Chaos ne peut être expliqué, il ne ressemble à rien, il est en quelque sorte le négatif du présent. Voici un passage extrait des Textes des Pyramides dont le but essentiel était la divination du roi défunt en l’assimilant au démiurge. Ce texte, qui date de 2500 ans avant notre ère, décrit le Chaos tel qu’il était conçu à cette époque-là.

« Ce roi a été mis au monde dans le Noun alors que le ciel n’avait pas pris naissance, alors que la terre n’avait pas pris naissance, alors que les hommes n’avaient pas pris naissance, alors que les dieux n’avaient pas été enfantés, alors que la mort même n’avait pas pris naissance. »

Selon cette conception, le Chaos constituait en quelque sorte un gigantesque champ d’énergie potentielle contenant en essence, le créateur et l’ensemble de la création. Dans le livre des Deux Chemins, extrait des Textes des Sarcophages du Moyen Empire (environ 2000 av. J.-C.), le Chaos est décrit comme un lac de feu. Il est présenté comme une entité antérieure à la création au sein de laquelle l’eau et le feu ne sont pas encore séparés. Ces éléments étaient si intimement mêlés qu’il n’existait entre eux aucune tension capable de générer un quelconque mouvement, une quelconque vibration. C’était le repos le plus absolu, l’esprit divin somnolait dans le Noun, en une profonde léthargie, et rien ne semblait devoir rompre cet état qui paraissait éternel.

Pourtant, au plus profond de cette nuit éternelle, Atoum, l’Esprit divin qui sommeillait, s’éveilla lentement. Il prit conscience de son existence et donc de sa différence avec le milieu. L’unité primordiale et parfaite venait de se briser, une séparation apparut entre l’esprit du Créateur et la substance de la création, la proto-matière originelle qui constituait la texture du Noun. Une tension énorme, engendrée par cette séparation devint la cause, le moteur du mouvement, c’est-à-dire de la vibration qui allait rendre manifeste l’état potentiel donnant ainsi existence au Non Existant. D’après une évolution plus tardive de la conception héliopolitainne intégrant certains éléments issus de la genèse élaborée dans le temple de Memphis, Atoum, l’Esprit divin, dès qu’il eut pris conscience de son existence, engagea un dialogue avec le Noun : « Il se mit à parler au milieu du silence. »

Un texte datant de la 25e dynastie (nubienne, environ 750 av. J.-C.) retrouvé sur une stèle gravée sous le règne du pharaon nubien appelé Shabaka est très explicite à ce sujet. Ce texte est le résultat d’un syncrétisme entre la conception héliopolitainne et la conception memphite de la Genèse. Selon cette version tardive du mythe, le démiurge pensa le monde en silence avant de prononcer la parole créatrice. La pensée est issue du coeur d’Atoum qui, dans cette version est assimilé au dieu Horus, alors que la parole émane de la langue d’Atoum qui est, quant à elle, assimilée au dieu Thot. La pensée du coeur est considérée comme une parole silencieuse, une réflexion intérieure, une construction mentale qui sera projetée à l’extérieur par les vibrations de la parole articulée. Cette parole constitue le verbe originel qui créa le monde. Cette vibration initiale pénétra en quelque sorte les éléments statiques et indifférenciés de l’océan primordial et les féconda. Tout se mit à vibrer à l’unisson et du tréfonds du Noun émergea un tertre ayant la forme d’une pyramide. Du sommet de cette pyramide un oiseau fabuleux, le Benou ou Phénix, prit son envol et monta au ciel où il devint le premier soleil. Ainsi la lumière se manifesta pour la première fois, ce fut l’aube du premier jour.

Voici un autre extrait des Textes des Pyramides : « Atoum-Khépri tu as culminé sur la Butte, tu t’es élevé sous la forme du Phénix qui est Maître du Bétyle dans le château du Phénix
d’Héliopolis. » Cette idée sera reprise mille ans plus tard dans le Livre des Morts : « Je suis Atoum, alors que j’étais seul, alors que je suis advenu du Noun. Je suis Râ dans son apparition lumineuse lorsqu’il commença à gouverner ce qu’il a créé. »

Atoum, le Démiurge obscur et inconscient, si intimement lié au Noun au point de ne faire qu’un avec lui, devint à son réveil Râ le Lumineux. C’est pour cela qu’Atoum est appelé « celui qui est venu à l’existence de lui-même ». Dans un récit mythologique, le livre de « la
Vache du Ciel », Râ interpelle ainsi le Noun : « Ô toi le plus ancien des Dieux dont je suis issu ! » Et Noun lui répond : « Mon fils Râ, toi qui es plus grand que ton père. »

La lumière apparaît lorsque le Noun sous la forme du dieu Atoum s’éveille à la conscience et se met à réfléchir. La Lumière est donc la Pensée divine réfléchie. Pour décrire l’émergence d’Atoum, les textes utilisent le hiéroglyphe du scarabée qui se lit Kheper. Ce signe a plusieurs
traductions possibles en fonction du contexte dans lequel il est utilisé. Il signifie venir à l’existence ou se transformer. Quand il est appliqué au démiurge, il ne représente pas une vraie naissance ex-nihilo, mais plutôt la réalisation d’une entité existant déjà virtuellement.
Le terme Khépérou, qui signifie « transformations », indique le passage d’un mode statique et latent à un mode dynamique et manifesté. Voici un passage d’un rituel magique extrait du papyrus Brenner Rind. Ce texte mis par écrit au quatrième siècle avant notre ère a été composé beaucoup plus tôt. Il utilise la parole comme procédé magique et, à cet effet, il constitue un jeu de mots autour des différentes significations du mot Kheper : « Ainsi parla le seigneur de l’univers : Quand je me fus manifesté à l’existence, l’existant exista. Je vins à l’existence sous la forme d’existant qui est venu à l’existence en la première fois. Venu à l’existence sous le mode d’existence de l’existant j’existai donc. Et c’est ainsi que l’existence vint à l’existence, car j’étais antérieur aux dieux antérieurs que je fis, car j’avais l’antériorité sur ces dieux antérieurs, car mon nom fut antérieur aux leurs, car je fis l’ère antérieure ainsi que les dieux antérieurs. Je fis tout ce que je désirais en ce monde et je me dilatai en lui. »

En fait, l’expression « Seigneur de l’Univers » généralement utilisée est une mauvaise traduction des termes égyptiens « Neb Her Djer », la traduction littérale est : « Seigneur jusqu’aux limites ». Cette nuance est extrêmement importante, car elle illustre bien la conception égyptienne du monde. La création ne détruit pas le Chaos, mais elle le rejette aux limites de l’univers ordonné. Le Maître ou Seigneur jusqu’aux limites se manifeste dans la création, mais son influence s’arrête aux limites de celle-ci. Cela signifie que le Chaos demeure hors de son empire. Dès que le Non Existant, le Chaos est venu à l’existence, le monde est ordonné. La création selon l’ancienne Égypte est bien considérée comme la mise en ordre du Chaos originel grâce à la puissance magique du Verbe Divin.

Comme le Chaos ne disparaît pas totalement après la création, Existant et Non Existant vont cohabiter en une lutte permanente qui sera projetée dans tous les aspects de la civilisation égyptienne. Lorsque le dieu primordial qui était solitaire prononce le Verbe Originel organisant le monde, il devient triple. Il projette cette parole sous la forme du Verbe Lumière qui est personnifié sous l’aspect du dieu Chou. Il émet en même temps l’ensemble des lois universelles qui régissent la cristallisation du Verbe sous la forme de la déesse Tefnout.
Cette déesse personnalise les lois de la Divine Harmonie garante de cet ordre universel que représente l’ensemble de la création. Les Textes des Sarcophages nous apprennent que Tefnout devient Maât, et c’est elle qui règle l’Ordre Universel, de la course des planètes dans
le ciel à la croissance des plantes sur terre, mais c’est également elle qui régit les relations entre les hommes, c’est-à-dire l’Ordre Social.

Le Chaos n’est pas quelque chose de mauvais en soi, c’est un état d’équilibre statique par
rapport à l’Ordre qui est un état d’équilibre dynamique. Tout comme sont pour l’Homme, les
phases passives de sommeil et les phases actives en état d’éveil, l’univers connaît également cette dualité. L’univers ordonné est régi par des lois très strictes et immuables, alors que le Chaos ne semble pas du tout soumis à ces mêmes lois. C’est un monde indifférencié que l’on a beaucoup de mal à concevoir avec notre esprit discriminant. Tous les éléments y semblent mélangés en une sorte de magma informe. Pourtant le Chaos froid et sans vie manifestée est la matrice du monde, il est en quelque sorte la Vierge Universelle qui, fécondée par le Verbe Lumière, donnera naissance au Cosmos, à l’univers matériel.

L’ordre de la création est fragile, l’énergie qui lui a donné naissance certes est inépuisable mais sa projection dans le monde créé est soumise au principe d’entropie et peu à peu se dégrade. Ce principe d’entropie qui représente en fait l’usure du monde par le temps est, selon la pensée des anciens égyptiens, personnifié sous l’aspect d’une entité divine. Cette personnification du Chaos prendra la forme d’un énorme serpent nommé « Apop ». En tant que force statique de l’obscurité et de l’indifférencié, il est l’ennemi héréditaire du soleil dont il
tente en permanence d’arrêter la course qui est la cause de la dynamique du monde.

Cette opposition donne lieu à des combats épiques, dont les récits constituent le thème majeur de la littérature funéraire royale du Nouvel Empire. Cette lutte permanente épuise l’énergie du soleil qui devra donc se régénérer régulièrement pour que l’univers organisé puisse se maintenir. La régénération sera assurée par un retour cyclique dans le Chaos en tant que matrice du monde. Ce thème va être décliné dans un grand nombre de registres de cette antique civilisation. L’exemple le plus connu est bien entendu le Cycle du Soleil. Selon cette conception, dans la journée la lumière émanant de Râ, l’astre du jour, vitalise la terre. Alors que dans la nuit, le Soleil, après avoir disparu derrière l’horizon occidental, semble plongé dans le Chaos puisque le monde devient obscur. Là, pendant son parcours nocturne,
sous la protection d’un autre serpent nommé « Mehen », il va se régénérer pour renaître en soleil nouveau et ce sera l’aube d’un nouveau jour.

Le passage de l’astre dans le Chaos a deux conséquences : tout d’abord il plonge la terre d’Égypte, c’est-à-dire l’univers selon l’ancienne conception, dans l’obscurité. Mais il permet également au Soleil de se régénérer, de renaître chaque matin aussi jeune et vigoureux que la veille. Le Chaos a donc des aspects positifs et des aspects négatifs, la nuance est souvent une question de point de vue. Ces deux aspects sont symbolisés dans la pensée antique par deux serpents entrelacés. Ce symbole utilisé dans les temples de l’époque ptolémaïque nous est parvenu sous la forme du Caducée d’Hermès.

En réalité, la pensée égyptienne n’est pas un dualisme intégral, comme cela apparaît à première vue. Le passage entre Ordre et Chaos n’est pas nettement marqué comme peut l’être une frontière, il y a une transition progressive, une zone liminale qui les relie l’un à l’autre. Nous avons expliqué au début de cet exposé qu’après la création, le Chaos originel ne disparaissait pas totalement, il est repoussé aux limites de l’Existant. Cette situation engendrait un conflit permanent entre ces deux polarités universelles. Le conflit de l’Ordre et du Chaos, de la Lumière et de l’Obscurité, se répercutait à tous les niveaux de la civilisation. En fait ce n’est pas réellement le Chaos sous sa forme initiale qui continue à côtoyer le monde organisé après le premier jour. C’est un état intermédiaire entre l’Existant et le Non Existant, un état transitoire qui n’est plus l’indifférencié mais n’est pas encore l’Ordre. C’est un état qui n’est pas régi par les lois de Maât et qui, de ce fait, ne participe pas de la Divine Harmonie. C’est le désordre qui se situe à la limite du Chaos, et ce n’est en réalité qu’au-delà de cette zone liminale que subsiste véritablement le Chaos dans lequel vient se régénérer le soleil. Cet état intermédiaire n’est pas le Chaos, mais plutôt un espace chaotique qui se manifeste en marge de l’univers parfaitement ordonné que représente, pour les anciens, la vallée du Nil. Cet état intermédiaire est assimilé au désert, ce monde hostile et par extension
tout ce qui est au-delà, notamment les pays étrangers.

Ce récit de la création constitue le point de départ mythique de la civilisation égyptienne. Cette énergie du Premier Jour se projette dans l’espace et dans le temps sous la forme d’une onde dont les vagues sont perceptibles tout au long de l’histoire du peuple de la vallée du Nil.
C’est ainsi que la civilisation connaîtra également des périodes brillantes durant lesquelles l’Ordre règne, ainsi que des périodes sombres dominées par le Chaos. Tant que la règle de Maât est respectée, l’Ordre règne en Égypte, mais dès que les hommes oublient Maât, la civilisation sombre dans le Chaos. Cette chute dans le Chaos, même si elle entraîne un grand désordre social, est une période transitoire de régénération. Elle constitue une expérience douloureuse certes, mais elle permet néanmoins à la civilisation dans son ensemble, mais également à chaque individu en particulier, de grandir en conscience.

Quand Atoum s’éveilla à la conscience, il créa l’univers et l’humanité. L’Homme est son ultime création, il est le dernier maillon d’une très longue chaîne. L’homme est le seul être de la création, sur le plan physique, doté de la conscience réfléchie. Il est la créature la plus éloignée du créateur si l’on considère la phase expansive de la création. Mais la conscience réfléchie qui est dans l’homme fait de lui le miroir de la divinité, car lui seul peut refléter la gloire de l’univers et renvoyer au Créateur l’image de la création. De cette manière, il représente le point de retour, l’homme constitue le tournant de la création, car avec lui s’amorce la réintégration vers l’Unité originelle. Pour parler plus simplement, nous pourrions dire que Dieu le Créateur prend conscience de lui-même à travers l’Homme, sa créature. En ce sens, l’homme est en quelque sorte le Cocréateur de l’univers et cela lui confère une très
lourde responsabilité. En effet son rôle consiste à faire émerger la Lumière de son propre Chaos intérieur.

La Parole divine a une extraordinaire importance dans la conception égyptienne de la Genèse, car elle est créatrice. Elle se projette à l’infini dans l’univers, transformant en permanence le Chaos originel en monde ordonné. Ce Verbe Lumière, émis à l’origine par
l’Esprit Divin dans le Macrocosme, se densifie progressivement au fil du temps et en fonction de son éloignement par rapport à sa source. Mais pour que ses échos demeurent perceptibles dans le monde des hommes, le Microcosme, ils ont été gravés pour toujours dans la matière sous la forme des hiéroglyphes. Ce terme utilisé pour désigner l’ancienne écriture des habitants de la vallée du Nil est d’origine grecque. Le véritable nom de cette écriture est Médou-Netjer qui, en langue égyptienne ancienne, signifie « Parole Divine ». Le sage qui utilise ces signes et les maîtrise devient à son tour créateur par la magie du Verbe. Lorsqu’il a atteint cette maîtrise complète, il a en quelque sorte retrouvé la « Parole Perdue ». Grâce à elle il pourra mettre de l’Ordre dans le Chaos à l’échelle des hommes.

Cette quête de la Parole Perdue correspond en fait à la « Sortie au Jour » qui est illustrée dans de très nombreux textes funéraires. Selon cette littérature qui s’appuie essentiellement
sur le mythe osirien de l’éternel retour, la mort est considérée non pas comme une fin mais une transition. Le défunt, fatigué mais enrichi par cette expérience terrestre, quitte le monde ordonné des vivants, plonge dans le Chaos où il va se régénérer pour renaître en Homme
Nouveau dans l’au-delà osirien. Le processus de la mort est assimilé à un voyage sur le Nil. C’est une navigation qui conduit de la rive orientale, domaine de Râ, à la rive occidentale,
domaine d’Osiris. Généralement le cadavre du défunt effectue réellement cette traversée du fleuve. Mais ce passage du corps sur le plan physique n’est que le symbole du véritable voyage de l’âme sur le plan spirituel. Ce parcours sur le Nil souterrain correspond à une purification de l’âme du défunt. Pour cela, cette dernière doit affronter les terribles démons de l’au-delà qui sont des créatures terrifiantes issues du Chaos. Ces esprits de la nuit sont souvent décrits comme des gardiens redoutables qui veillent sur les portes de l’au-delà et ne les laissent franchir qu’à ceux qui connaissent la « Parole de Passe ».

Encore une fois, c’est le verbe qui permet de franchir les étapes qui conduisent l’Homme vers la régénération. La dernière de ces étapes très largement décrite dans le chapitre 125 du Livre des Morts est connue sous le nom de Psychostasie, pesée de l’âme ou jugement de
Maât. Dans cette scène, l’âme du défunt est pesée sur la grande balance universelle
en présence de 42 juges qui doivent prononcer un verdict définitif et sans appel. Il y a deux issues possibles à ce jugement : dans la première, le défunt, de par son mauvais comportement durant sa vie terrestre, est trouvé indigne d’accéder au royaume d’Osiris
et dans ce cas il est dévoré par Amit, une espèce de monstre hybride incarnant l’appel du Chaos. Son âme est anéantie, c’est-à-dire rejetée dans le Néant. Sa personnalité retourne à l’indifférencié et se dissout de manière définitive, c’est la seconde mort tant redoutée par les anciens égyptiens.

Dans la seconde, le défunt est justifié, dans ce cas il devient « MAAKROU (Maakhérou) », ce qui signifie juste de voix ou créateur par la voix. Il va renaître dans la lumière d’Osiris et devenir immortel. Par la mort, il a quitté le temps cyclique du monde manifesté, après sa régénération, sa personnalité renaît en conscience dans le temps linéaire du Chaos Originel. Cette idée est passée dans la tradition rosicrucienne à travers le terme « Cro Mâat » qui est utilisé dans certains rituels initiatiques. L’inversion des syllabes Maakrou en Cro Mâat est due à l’application d’une règle de grammaire de la langue égyptienne que l’on appelle inversion respectueuse des noms théophores, ou plus scientifiquement : métathèse honorifique. Dans
le cadre de cette règle, on prononce le nom divin en premier même si pour des raisons d’esthétiques on l’écrit en second, et cela en signe de respect.

La conscience individuelle du défunt qui s’est élargie grâce à l’expérience acquise dans la vie terrestre vient enrichir la Conscience universelle. L’homme participe de cette manière à la prise de conscience divine qui, selon la symbolique égyptienne, permet à Atoum d’émerger un peu plus du Chaos. La conscience de l’homme constitue sa propre Maât, la Maât individuelle. La conscience de l’univers constitue la Maât universelle. Chaque défunt qui a été reconnu juste devant vient, selon la terminologie utilisée dans les rites divins des temples de la vallée, « offrir Maât au Maître de Maât ». En fait, l’homme dans sa recherche permanente de la lumière n’est que l’instrument du divin dans la création. La création est la prise de conscience divine qui émerge du Chaos, c’est ce qui sera rendu tardivement dans l’Hermétisme par le concept de l’univers mental. Nous rappelons que l’Hermétisme en tant que philosophie gréco-alexandrine est l’héritier de la Sagesse de l’ancienne Égypte.

Selon les concepts hermétiques, le mental humain constitue une parcelle, un segment du mental divin. La pensée humaine réfléchie n’est que le reflet de la pensée divine. La genèse n’est donc pas un acte ponctuel, mais l’univers est bien en état de création continue. Le Chaos devient de plus en plus conscient de sa propre existence et de ce fait, la lumière se révèle de plus en plus en son sein. La Lumière est la source du monde, elle n’a jamais eu de commencement. À l’origine elle ne se manifestait pas et le Chaos était donc obscur et sans vie. La création constitue l’émergence progressive de la Lumière au sein du Chaos.

Le Chaos et le monde manifesté ne sont pas deux éléments distincts. Ils manifestent une seule et même réalité que l’on peut nommer « l’Être ». Cet Être qui n’a jamais eu de commencement ne vient pas du Néant, car nous savons bien que « le Néant ne peut donner naissance à quelque chose ». L’Être est la totalité, le non manifesté et le manifesté, le Statique et le Dynamique, l’Obscur et le Lumineux, le Chaos et l’Ordre. La création n’est que la révélation de sa propre nature. L’Évolution universelle n’est que l’aspect apparent de ce processus de révélation. On comprend mieux maintenant pourquoi les textes funéraires égyptiens qui sont élaborés à partir de cette conception de l’univers et du divin sont tellement difficiles à appréhender. Le mystique comprend bien qu’en fait, les textes funéraires ne font que décrire le processus de l’initiation humaine qui contribue à l’évolution de l’Être.

Dans ces textes, la mort est présentée comme la plus grande initiation. Toute initiation véritable implique la mort à un plan de conscience (mort du vieil homme) comme prélude indispensable à la renaissance sur un plan supérieur. Elle entraîne donc un passage par
le Chaos qui détruit notre ordre intérieur, permettant ainsi d’établir un ordre supérieur à l’ancien. La véritable initiatrice c’est la vie elle-même qui, par son champ d’expérience, élargit peu à peu notre champ de conscience. La vie se charge de détruire régulièrement nos certitudes et d’ébranler notre univers mental. Elle nous contraint sans cesse à reconstruire cet univers sur des bases plus larges afin de maintenir en équilibre le fragile édifice de notre personnalité.

Ces périodes de destruction et de construction sont cycliques et que l’on en soit conscient ou non, elles touchent tout le monde. Elles se manifestent de manière différente pour chacun d’entre nous, leur durée, leur fréquence et leur intensité sont certainement liées à notre niveau de conscience. En effet, ces paramètres varient en fonction de la réponse individuelle aux expériences de la vie. Pour les mystiques, ces périodes de Chaos sont assimilées à « la Nuit Obscure ». La philosophie rosicrucienne considère qu’elle précède « l’Aube d’Or ». De même que l’ancien égyptien devait, à sa mort, plonger dans le Chaos avant de pouvoir « sortir au Jour », de même le Mystique doit connaître la Nuit Obscure de l’âme pour pouvoir renaître dans l’Aube d’Or. Il pourra, à ce moment-là seulement, émerger de son Chaos intérieur et en sortir régénéré avec une conscience élargie.

Le Chaos tant sur le plan du Macrocosme que sur celui du Microcosme est la matrice de l’univers. Dans le premier cas il s’agit de l’univers physique qui nous entoure, dans le second il s’agit bien de notre univers intérieur. Par rapport à notre logique et nos références physiques, il semble représenter le désordre. En réalité, le Chaos est une conception totalement abstraite hors de portée de notre intelligence analytique. Il s’agit d’un autre arrangement des éléments, hors des limites de l’espace et du temps. La conscience humaine discriminante et séparative modèle l’univers physique qui constitue à la fois son champ d’expérience et ses limites. La conscience divine, immanente et infinie habite le Chaos où elle est totalement inaccessible à l’homme. Le processus de la création correspond à l’éveil de la conscience divine au sein du Chaos Primordial. L’univers physique est une émanation de ce Chaos, il correspond à l’émergence de cette divine conscience. L’univers constitue un moyen par lequel Dieu se manifeste et se rend accessible à l’homme. L’homme dans ce processus devient le miroir de la divinité, il est l’outil par lequel l’esprit divin prend conscience de son existence. Le Chemin du Chaos à l’Ordre est la Voie par laquelle Dieu se crée lui-même, et ce chemin passe par l’Homme.

« Et la Lumière se mit à briller, car pour la première fois, elle réfléchissait sa propre nature. »